La nuit du 17 août 1968, au sortir d’un concert, Suraphon Sombatcharoen est assassiné. Les quelques coups de feu qui abattent celui qu’on appelle alors le « roi du luk thung » marqueront un tournant dans la chanson populaire thaïe, annonçant un nouveau souffle venu de la région Isan, au nord-est de la Thaïlande.

« Suraphon est arrivé » (« Suraphon ma laew ») du chanteur luk thung Suraphon Sombatcharoen

Le luk thung, la chanson de l’« enfant des champs », émerge au cours des années 1950 et accompagne les transformations profondes que la Thaïlande va connaître.
Seul pays d’Asie du Sud-Est à préserver une autonomie politique, le Royaume du Siam n’en est pas moins soumis, depuis la seconde moitié du XIXème siècle, à la pression des Empires coloniaux français et anglais qui le poussent peu à peu à se réformer. Conséquence de la forte occidentalisation de ses élites, la révolution que connaît le pays en 1932 fait évoluer le monarchie vers un régime constitutionnel et l’entraîne dans une période intense de « modernisation ». Sous les différents gouvernements militaires du général Plaek Phibunsongkhram (1938-1944 et 1948-1957), la royauté est mise à l’écart et le Royaume du Siam est rebaptisé « Thaïlande » (prathet thai). Avec la dictature, la construction politique thaïlandaise se recentre autour de la nation. À l’image des dynamiques politiques européennes dont il est le fervent admirateur, la recherche d’une identité nationale prend une importance inédite dans la vision politique du général Phibun : sa traduction musicale sera le ramwong.

La troupe de ramwong Suntharaphon

Le ramwong, littéralement « danse en cercle », puise dans le répertoire des danses villageoises comme le ramthon, « danse du thon » du nom de la percussion qui sert à en marquer la mesure. Créé en 1944 par La-iat Phibunsongkhram, épouse de Phibun, en collaboration avec le département des Beaux-Arts, le ramwong devient rapidement un outil politique. Alors que les grands salons de la capitale dansent aux rythmes de la valse et du foxtrot, son but est d’abord d’endiguer l’influence occidentale au sein de l’élite. Mais le ramwong sert aussi à des fins plus générales : avec le développement de la radio et la formation de grandes troupes qui parcourent le pays, étroitement liées au pouvoir militaire, comme le Khana Suntharaphon, il devient un puissant outil de propagande au service du pouvoir nationaliste.

« Jeune de Suphan » (« Num Suphan ») du chanteur luk thung Muangmon Sombatcharoen

Alors que le ramwong trahit la vision d’une élite urbanisée – on commence d’ailleurs à parler de musique de l’« enfant des villes » (luk krung) – une chanson apparaît dont les thématiques crues tranchent avec les discours officiels, évoquant sous ses divers aspects, la vie de ceux qui quittent leur campagne pour venir travailler à la capitale. À ses débuts, le luk thung ne diffère pas tant musicalement du luk krung reflétant lui aussi l’influence de l’orchestration occidentale et intégrant les nouvelles tendances venues de l’étranger telles que le cha cha cha. Mais le luk thung va progressivement s’enrichir des diverses traditions musicales que connaît le pays. À l’image de la province de Suphanburi, au nord-ouest de Bangkok, d’où sont originaires de nombreux chanteurs de luk thung comme Suraphon Sombatcharoen, le genre se nourrie du lam tat, du phleng isaew ou encore du phleng choi, entre autres traditions musicales venues du centre du pays.

« N’oublie pas mon amour » (« Phi Ca Ya Loem ») de la chanteuse luk thung Phongsi Woranut de la troupe de Suraphon Sombatcharoen

Sous le gouvernement de Sarit Thanarat (1959-1963), la censure s’accentue dans un contexte toujours plus marqué par la guerre froide. Alimentée par l’aide américaine, la modernisation s’accélère et le pays, hypertrophié par sa capitale, voit apparaître ses premiers bidonvilles. Le système des transports se développe et Bangkok draine de régions toujours plus éloignées des flots de travailleurs.
Mais en 1968, lorsque Suraphon est assassiné, le luk thung connaît un premier essoufflement.

« Marions-nous mon amour » (« Taengngan Si Nong ») du chanteur luk thung isan Dao Bandon

Or, sous le coup de grands promoteurs venus d’Isan, à la frontière du Laos, le luk thung va peu à peu renaître. De grandes formations musicales lam, musique de tradition lao, commencent à venir enregistrer dans les studios de la capitale et, autour d’une nouvelle génération de chanteurs parlant lao tels que Dao Bandon, Saksayam Phetchompu ou Thepphon Phetubon, le luk thung commence peu à peu à s’exporter en Isan.

Dao Bandon et sa batterie, avec l’aimable autorisation de Theppabut Satirotchomphu

Avec le soutien notoire du deejay et parolier Surin Paksiri, les morceaux de luk thung isan et de molam commencent à inonder les ondes radio. En 1972, Surin Phaksiri décide de fusionner les deux genres, molam et luk thung, dans la bande-son musicale du film Bua Lam Phu. Surin cherche une interprète et sera séduit, au détour d’un concert, par la voix unique de la jeune chanteuse Angkhanang Khunchai. Le morceau s’appellera « Isan Lam Phloen » et marque la naissance d’un nouveau genre, le « molam luk thung ».

« Isan Lam Phloen » de mo-lam Angkhanang Khunchai

Le terme « lam » renvoie d’abord aux livres de feuilles de palmiers sur lesquelles étaient jadis recueillis des textes tirés du corpus bouddhique et des légendes locales. Avant de désigner un genre « mo-lam », littéralement « spécialiste du lam », désigne un interprète, celui des textes lam. Quoique ayant les apparences d’un art vocal improvisé, le lam est d’abord une récitation dont la métrique pourrait être assez librement décrite comme oscillant entre tempo giusto et tempo rubato. Le lam requiert donc un long apprentissage auprès d’un maître et une grande maîtrise des inflexions de la voix. Or, comme le dit un proverbe lao, « quand il y a du lam, il y a du khène » et le mo-lam doit toujours être accompagné d’un spécialiste de l’orgue-à-bouche (mo-khène).

« Lai Sutsanaen » par mo-khène Sombat Simla

À mesure que le luk thung pénètre plus profondément en Isan, s’imposant comme la première partie obligée de chaque performance de lam, le lam phloen, une forme dramatique et comique de lam forte des influences rythmiques cubaines qui imprègnent déjà la chanson des plaines, et de l’introduction de groupes de danseurs au sein des performances, se développe.

Pochette de l’album Isan Lam Phloen avec mo-lam Angkhanang Khunchai, réédité par EM Records

Très populaire dans les années 1950, le lam klon, un lam poétique impliquant un jeu de questions/réponses entre deux mo-lam accompagnés au khène, se voit peu à peu dépassé par l’arrivée, des plaines centrales, du théâtre d’influence malais likhe. Le likhe s’implante dans la région de Khorat, aux portes de l’Isan, avant de donner naissance à une forme dramatique inédite de lam, le lam mu. Introduisant de nouveaux éléments scéniques alors associés à la modernité comme le rideau, la scène, l’amplification, le batterie ou encore les congas, le lam mu prend de l’importance à Khon Kaen dans les années 1960 à mesure que de grands molam, comme Chawiwan Damnoen de la troupe Rangsiman, l’enrichissent des éléments mélodiques propres au lam klon.

Représentation de lam klon par mo-lam Chawiwan Damnoen et mo-lam Khen Dalao

Originaire de la province d’Ubon Ratchathani, molam Angkhanang Khunchai s’initie d’abord au lam klon. En 1968, alors qu’elle n’a que treize ans, fascinée par la troupe de Chawiwan, Angkhanang décide de quitter Ubon pour Khon Kaen et crée avec son maître sa propre troupe de lam mu, la troupe Ubon Phathana. Quand elle rencontre Surin Paksiri, Angkhanang a seize ans et est déjà une importante chanteuse de lam, mais le morceau « Isan Lam Phloen » sera son premier grand succès. Quoique l’on puisse encore aujourd’hui parler de « molam luk thung », en tant que genre, l’expression reste définitivement attachée à la période de renouveau que connaît la musique lam, au cours des années 1970.
Au côté de Chawiwan Damnoen et de Banyen Rakkaen, Angkhanang Khunchai est aujourd’hui l’une des plus importantes mo-lam de Thaïlande.

« Toei Salap Phama » par mo-lam Ankhanang Khunchai

 

Edouard Degay Delpeuch

 

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En lien avec l’événement « Katsuya Tomita, artiste invité ».