« Tâchez d’être mon compagnon, nous passerons ainsi dix mois qui éclaireront tout le reste de notre vie. » proposa Émile Guimet au dessinateur Félix Régamey (1844-1907) pour le convaincre de faire ensemble le tour du monde à partir de Philadelphie en 1876. Né en 1836, Guimet était alors un chef d’entreprise atteignant la quarantaine. Il avait succédé à son père Jean-Baptiste Guimet (1795-1871) inventeur d’un bleu artificiel dont la production industrielle dans l’usine de Fleurieu-sur-Saône lui assura une solide fortune et lui permit d’investir dans une autre production d’avenir, un métal nouvellement produit, l’aluminium. Émile, le seul fils, prit donc, sans grand enthousiasme semble-t-il, la direction de l’entreprise familiale en 1860 puis plus tard la présidence du conseil d’administration de la société connue par la suite sous le nom de Pechiney.

Dirigeant dans une industrie de pointe de l’époque, membre de la riche bourgeoisie lyonnaise impliqué dans la vie intellectuelle (il fut membre de l’académie de Lyon dès 1867) et la politique éducative (école la Martinière) locale, il avait aussi bien d’autres préoccupations que ces activités économiques quoiqu’il les assumât tout au long de sa vie. D’abord, il voulait être un patron social qui se souciait du bien-être de ses ouvriers et il ne répugnait pas à partager certaines activités avec eux comme la pratique de la musique. La vie artistique l’intéressait particulièrement. Fils d’une femme peintre, Rosalie Bidauld, issue elle-même d’une famille de peintres originaire de Carpentras, il s’essaya à la poésie mais son domaine de prédilection demeura toujours la musique, largement sous l’aspect de la musique chorale qui rejoignait ses préoccupations sociales, et dans les formes associées au théâtre. Cet autre domaine d’intérêt servait aussi à égailler ses séjours dans son château de Demigny (Saône et Loire). Cela le conduisit à faire construire un théâtre à Lyon, rue de la République (le bâtiment est aujourd’hui occupé par la FNAC), opération confiée à l’architecte lyonnais Jules Chatron (1831-1884), laquelle amena quelques démêlés administratifs à cause de la sécurité incertaine des lieux.

À côté de maintes chansons, dont la mise en musique de poèmes de Victor Hugo ou d’Alfred de Musset, il composa des œuvres de plus grande ambition. Citons Croquis espagnols pour piano (1863), un oratorio Le feu du ciel sur un texte de V. Hugo, représenté à Paris et à Londres, ou encore un ballet L’Œuf blanc et l’œuf rouge, mais l’œuvre la plus ambitieuse fut un opéra à sujet chinois Taï-tsoung, créé à Marseille en 1894.

Jeune homme fortuné, il avait le goût et les moyens de voyager à l’étranger. Il commença par un classique séjour en Espagne (1862) puis ce fut l’Allemagne, plus tard l’Afrique du nord, l’Europe de l’est, du nord. Tous ces voyages donnèrent lieu, à la mode du temps, à des récits publiés. L’Égypte surtout eut un impact considérable sur l’œuvre muséale future d’Émile Guimet. Il s’y rendit pour la première fois en 1865-1866 (Croquis égyptiens : journal d’un touriste, Paris, 1867) et il se mit dès lors à collectionner et à étudier les antiquités égyptiennes, se rapprocha des milieux académiques et s’intéressa à la question des musées.

En 1876 il partit donc pour l’exposition universelle de Philadelphie, visita et traversa les États-Unis pour rejoindre le Japon via l’océan Pacifique. Il s’était muni à cette fin d’un ordre de mission délivré par le ministre de l’Instruction publique dans le but d’enquêter sur les religions orientales. À cette époque, l’étude des religions devenait un nouveau champ d’investigations, non sans susciter de vives polémiques. La situation au Japon où le bouddhisme venait d’être séparé du shinto et connaissait une période difficile, où le mot d’ordre était de se mettre à l’école de l’Occident, lui procura de grandes facilités de recherche et autorisa une ample moisson d’objets de culte et de livres. Le passage dans le sud de la Chine, à Ceylan, en Inde du sud, n’offrit pas les mêmes opportunités mais occasionna un contact direct avec les pratiques religieuses locales.

Au cours du périple, Émile Guimet avait mûri ses projets et il les mit en pratique sans tarder à son retour, avec la détermination qui était la sienne. Il s’agissait de créer à Lyon une école de langues orientales, spécialement pour le japonais, mais ce fut un échec, et surtout d’établir un « musée religieux ». La construction fut confiée à Jules Chatron et le musée, dans un bâtiment réalisé en partie seulement, fut inauguré par Jules Ferry en 1879. Dans le même temps fut créée une revue scientifique indépendante qui paraît encore, la Revue de l’histoire des religions et un ambitieux programme de publications éditées sous le nom général d’Annales du musée Guimet. Après quelques années, Émile Guimet, déçu de l’accueil de ses initiatives à Lyon, décida de transférer l’établissement à Paris. Un accord avec l’État fut trouvé, sanctionné par une loi en 1885 : il prévoyait le don à l’État de l’ensemble de ses collections, livres compris, la construction à Paris d’un bâtiment particulier à l’imitation de celui de Lyon, le nom à perpétuité de « musée Guimet », le fonctionnement d’un musée dont la direction est confiée à Émile Guimet sa vie durant. La ville de Paris vota pour sa part une subvention pour acheter les terrains dans le XVIe arrondissement, alors en voie d’urbanisation. La collection personnelle d’Émile Guimet, donnée à l’État, constitue bien le premier fonds du musée. Outre les collections asiatiques, elle comprenait les objets égyptiens abondamment collectés mais aussi des antiquités gréco-latines et jusqu’à des objets amérindiens.

Après l’inauguration du musée parisien qui eut lieu le 20 novembre 1889, Émile Guimet consacra temps et argent à la vie de son institution, organisant des expositions, réclamant le dépôt d’œuvres appartenant à l’État, provoquant des dons nombreux (par exemple les objets coréens de Charles Varat en 1893 ou les peintures tibétaines rapportées par Jacques Bacot en 1912). Il est à noter qu’il commissionna aussi des fouilles archéologiques. Les plus célèbres furent celles d’Albert Gayet à Antinoé en Égypte où la nécropole fournit un important mobilier copte et des « momies ». De celles-ci on a beaucoup parlé alors, spécialement de celle qui était réputée être la momie de Thaïs, la célèbre courtisane d’Alexandrie, dont la sépulture était mise en scène au musée. Qui plus est, en 1912, il institua un nouveau musée Guimet à Lyon dans son premier bâtiment qui avait été racheté par la ville. Le musée selon Émile Guimet se devait être un lieu d’études et de diffusion du savoir ; pour cela bibliothèque et publications y tenaient une place éminente. Lui même, outre de nombreuses conférences, produisit diverses études notamment sur un sujet qui l’intéressait particulièrement, la diffusion du culte d’Isis en Occident. Peu avant de mourir le 12 octobre 1918, il fut élu membre correspondant de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Si après sa mort le musée évolua vers un musée différent de celui consacré aux religions, il conserva l’empreinte de son fondateur qui voulut dès le départ qu’il fût un outil de recherche et d’éducation.

Pour compléter :

– F. Chappuis et F. Macouin (dir.) : D’outremer et d’Orient mystique… les itinéraires d’Émile Guimet, Suilly-la-Tour, Éditions Findakly, 2001
– K. Omoto et F. Macouin : Quand le Japon s’ouvrit au monde (Émile Guimet et les arts d’Asie), Paris, Gallimard, 2001
– F. Macouin : « Émile Guimet », Dictionnaire critique des historiens de l’art (publication électronique : http://www.inha.fr/spip.php?article2357)
-J.-F. Jarrige : « Émile Guimet », Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles lettres (lien)


CRÉDITS :

Texte : Francis Macouin, ancien conservateur général chargé de la bibliothèque du musée Guimet