Présentation
Par Nasser D. Khalili

 

« Tout mon travail est un peu basé sur la japonaiserie. »
Vincent Van Gogh

En cette année de commémoration du cent cinquantième anniversaire de la restauration du pouvoir de l’empereur Meiji (ou « gouvernement éclairé », en japonais), c’est pour moi un grand honneur de présenter dans cette exposition des chefs-d’œuvre de l’ère Meiji (1868-1912), dont beaucoup ont été réalisés par des artisans de la cour impériale.
Meiji – Splendeurs du Japon impérial, au musée national des arts asiatiques – Guimet, démontre une fois encore que l’esthétique japonaise du XIXe siècle est de plus en plus appréciée en Occident. Ayant accumulé, étudié, publié et exposé dans le monde entier le plus important ensemble d’art Meiji conservé hors du Japon, nous sommes fiers et honorés du rôle déterminant qu’a joué la collection Khalili dans cette redécouverte.

Si les quarante années de l’ère Meiji furent une époque de rapide évolution, le peuple japonais a su préserver et perpétuer ses arts traditionnels. Suite à l’ouverture des ports du Japon à l’Occident, dans les années 1850, le commerce avec l’Europe et l’Amérique connut un tel essor que les articles japonais déferlèrent sur les marchés occidentaux. L’enthousiasme soudain qui s’ensuivit pour tout ce qui était japonais eut des répercussions sur l’ensemble de la sphère artistique, comme on peut l’observer dans la peinture occidentale dès les années 1860. Le nouveau gouvernement Meiji contribua financièrement à promouvoir le Japon à l’occasion des expositions universelles, notamment celles de Vienne en 1873, Paris en 1878, 1889 et 1900, et Chicago en 1893. Le succès artistique et commercial remporté par les œuvres d’art japonais lors de ces expositions révèle le poids des arts décoratifs dans l’économie nationale : de la fin des années 1870 au début des années 1890, l’exportation de ces objets artisanaux a représenté un dixième de l’ensemble des exportations du pays.

Ces expositions universelles attiraient des millions de visiteurs du monde entier, avec parfois des affluences record, comme les vingt-sept millions de visiteurs de l’exposition qui s’est tenue à Chicago. L’exposition universelle de 1889, à Paris, attira plus de trente-deux millions de personnes – des chiffres colossaux, même au regard des standards actuels, d’autant que la France ne comptait à cette époque qu’environ quarante millions d’habitants ! Encouragés par les importantes subventions du gouvernement et le mécénat impérial, les artistes de Meiji se livrèrent à des expérimentations audacieuses, aiguisèrent leur savoir-faire et créèrent des pièces qui témoignent de la supériorité de leur style et de leur technique. Ce faisant, ils ne cessaient de dépasser (et de revendiquer) de nouveaux degrés de perfection.
En tant que collectionneur et expert, j’ai toujours cherché à réveiller ceux que je nomme les « géants endormis » pour les porter à l’attention du monde ; parmi eux figure l’art de l’époque Meiji, un héritage culturel négligé, absent des livres d’histoire jusqu’à ce que nous le tirions de l’oubli. Je suis tombé profondément amoureux de l’esthétique japonaise au début des années 1970. Subjugué par la qualité de cet artisanat, j’ai acquis plusieurs pièces de céramique japonaise à New York, où je faisais mes études. Les grands céramistes sont comme des alchimistes, capables de transformer de la simple terre en chefs-d’œuvre à partir des quatre éléments, l’eau, la terre, l’air et le feu. Les potiers japonais le faisaient avec un savoir-faire, une précision et un style extraordinaires.

En même temps que ma collection se développait, mon admiration pour la maîtrise des artistes et artisans de l’ère Meiji ne faisait que croître. Je ne parvenais pas à comprendre comment ils avaient pu créer des objets aussi magnifiques, mais j’étais surtout stupéfait de trouver aussi peu d’informations à ce sujet. Déterminé à résoudre cette énigme, j’ai continué à collectionner ces œuvres, en sollicitant des spécialistes afin qu’ils les étudient sous ma direction, et à présenter des expositions avec une passion qui n’a jamais faibli. Au début des années 1990, j’ai créé la fondation Kibo – qui signifie « espoir » en japonais –, dont la mission consiste à conserver cette collection et promouvoir l’étude de l’art et du design de l’ère Meiji.

Il n’est pas exagéré de dire qu’une collection comptant une telle variété d’objets superbes et sophistiqués, et d’une telle précision technique, serait impossible à réunir aujourd’hui. C’est le sentiment que nous avons eu lorsque nous avons inauguré notre première exposition d’art japonais au British Museum, en 1994, intitulée Japanese Imperial Craftsmen: Meiji Art from the Khalili Collection. Son commissaire, Victor Harris, alors conservateur des collections japonaises du British Museum, m’a d’ailleurs remercié d’avoir su réunir une telle collection. Un exploit qui, m’a-t-il dit, « ne saurait être réitéré ni même approché par aucun musée au monde à l’heure actuelle ».

Dans sa communication autour de l’exposition, le British Museum rappelait que la qualité de ces chefs-d’œuvre ne serait « probablement jamais égalée ». C’est un aspect particulièrement important puisque, par exemple, à la fin du XIXe siècle la production d’émail était à son zénith et que des maîtres européens comme Fabergé concentraient tous les regards. Or, à la même époque, les artisans japonais produisaient des œuvres surpassant de loin les émaux européens. Les meilleurs d’entre eux reçurent même des médailles et des éloges dans des expositions universelles, et leurs techniques étaient fréquemment imitées dans le monde entier. S’il est relativement aisé de copier un Fabergé, imiter l’œuvre d’un maître japonais est pratiquement impossible. Pourtant la qualité de ces œuvres est pratiquement passée inaperçue en Occident jusqu’à ce que je porte ces créations à l’attention du monde entier.
Entre 1994 et 1996, après de nombreuses années de recherches intensives menées par des experts internationaux renommés, nous avons publié en neuf volumes l’étude de la collection, intitulée Meiji No Takara: Treasures of Imperial Japan. Ce sommet d’érudition était le premier de ce genre à s’intéresser aux aspects plus généraux de l’art de Meiji. Il incluait des essais de la main des plus grands conservateurs et spécialistes, dont feu Dr. Oliver Impey, conservateur à l’Ashmolean Museum d’Oxford. On y trouvait également des contributions d’éminents spécialistes japonais , dont Satô Dôshin de l’Université des arts de Tokyo et Hida Toyojirô du musée national d’Art moderne de Tokyo. La collection fut exposée dans de nombreux pays, notamment au Royaume-Uni, au Japon, aux États-Unis, en Allemagne, en Autriche, aux Pays-Bas et en Israël.

L’une des expositions les plus visitées que nous ayons eu le plaisir de présenter se tint au musée Van Gogh d’Amsterdam en 2006. Cette exposition inédite, consacrée aux relations du grand artiste avec l’art japonais, nous a donné l’envie d’examiner plus en détail le concept de japonisme, qui désigne l’engouement de l’Occident pour l’art japonais au XIXe siècle. Cela a donné lieu à la publication de Japonisme and the rise of the modern art movement, avec des contributions de nombreux spécialistes éminents provenant du Japon et d’ailleurs, sous la direction de Gregory Irvine, conservateur en chef du département d’Art asiatique du Victoria & Albert Museum. Cette exposition séminale et cet ouvrage ont indéniablement ouvert la voie à une étude approfondie des liens de Van Gogh avec le concept de japonisme.

On sait depuis longtemps que Van Gogh collectionnait les estampes, mais il était également entouré et influencé par les nombreux objets japonais disponibles en Europe à cette époque. L’engouement soudain pour le Japon était une conséquence directe de la participation de ce pays aux expositions universelles et de la disponibilité de superbes exemples du meilleur artisanat dans les domaines de la céramique, de l’orfèvrerie, de l’art du laque, des émaux, des textiles… Ainsi, c’est une grande fierté pour moi, en tant que spécialiste et collectionneur, d’avoir révélé cette relation – certes présumée de longue date par les historiens de l’art, mais qui pouvait désormais être examinée en détail au sein de la collection.
Dans de nombreuses lettres à son frère Théo, Van Gogh lui fait part de son admiration débordante et de sa fascination pour l’art japonais. Dans l’une d’elles, il commente : « J’envie aux Japonais l’extrême netteté qu’ont toutes choses chez eux. Leur travail est aussi simple que de respirer et ils font une figure en quelques traits sûrs avec la même aisance, comme si c’était aussi simple que de boutonner son gilet. » Par la suite, il réaffirma sans ambages l’influence du Japon sur son art : « Tout mon travail est un peu basé sur la japonaiserie. »

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’art japonais a exercé un tel ascendant sur l’imagination de Van Gogh. Caractérisé par une approche résolument inédite de l’usage de la couleur et un sentiment d’empathie avec la nature et les éléments, l’art japonais était une riche source d’inspiration pour l’art non conventionnel et engagé de Van Gogh et de ses contemporains. Il est l’un des ingrédients majeurs du bouleversement des canons artistiques européens traditionnels à la fin du XIXe siècle. De fait, on y retrouve les deux piliers du nouveau mouvement artistique – innovation et expérimentation – ainsi que des exemples et des trouvailles audacieuses en matière de forme et d’abstraction.
Il convient de souligner un point essentiel : relativement pauvre, Van Gogh devait, pour se faire une idée du Japon, se contenter d’estampes, qui étaient les productions les plus abordables à l’époque. Il écrivit ainsi à sa sœur Wilhelmina : « Tu peux sans doute te faire une idée du changement dans la peinture si tu songes, par exemple, aux images japonaises que l’on voit partout », et par ailleurs que « Théo et moi possédons plusieurs centaines d’estampes japonaises ».

Ces images n’étaient pas seules à l’enthousiasmer et à stimuler sa créativité : la découverte de la boutique parisienne de Siegfried Bing, qui fournissait en objets d’art collectionneurs et musées de l’Europe entière, fut pour lui une révélation. Van Gogh s’y rendait dès qu’il en avait l’occasion, et ses lettres à Théo évoquent les merveilles qu’il y découvrait : ces chefs-d’œuvre d’orfèvrerie, de porcelaine, de laque et d’émail, aux formes à la fois exotiques et naturelles, pleines de vie, n’ont pu que nourrir sa passion. Par ailleurs, dans notre ouvrage Japonisme, Kris Schiermeier note : « Tandis que l’influence des peintures et des estampes japonaises sur l’œuvre de Van Gogh est bien documentée, la grande disponibilité au cours de sa vie de formes d’art japonais en trois dimensions ne doit pas être négligée parmi ses principales sources d’inspiration. » De fait, l’un des rares cadeaux offerts par les frères Van Gogh à leur mère pour son anniversaire est un vase japonais émaillé, simple et peu onéreux, conservé au musée Van Gogh.

Fig. 1 — Shôami Katsuyoshi (vers 1832-1908). Éléphant caparaçonné portant un joyau Argent, shakudô, shibuichi, or. Japon, vers 1890. H : 37,1 cm. Londres, collection Khalili, inv. M72.

Devant l’essor du marché à l’exportation lié au japonisme, les artisans japonais traditionnels déployèrent tout leur savoir-faire pour impressionner le public occidental.
Ce brûle-parfum en est un bon exemple (fig. 1) : créé vers 1890 par un ancien fabricant de fourreaux de sabres, ce magnifique éléphant riche en détails sophistiqués a nécessité la mise en œuvre des compétences multiples et délicates de l’orfèvre. Le sujet de l’éléphant blanc supportant un dragon qui soutient lui-même une boule de cristal recoupe plusieurs thèmes importants dans le bouddhisme.
Ce groupe en bronze de Ôtake Norikuni (fig. 2) est lui aussi un tour de force, clairement destiné à impressionner – par sa taille d’une part, mais aussi par les techniques employées pour sa réalisation. Il représente Susano-ô no Mikoto, guerrier légendaire et divinité, recevant un bijou sacré d’un dieu marin sur fond de décors aquatiques. Cette scène dramatique, pleine de détails et de vie, a sûrement été réalisée pour être présentée lors d’une grande exposition.

Fig. 2 — Ôtake Norikuni (1852- ?). Susanoo no mikoto recevant le joyau sacré Bronze, cristal de roche. Japon, après 1881. 99 × 80 cm. Londres, collection Khalili, inv. M17.

 

L’inventivité, dans la composition comme dans l’exécution, n’était pas réservée à l’orfèvrerie. Les artisans japonais furent aussi de grands créateurs dans le domaine des émaux, améliorant les techniques traditionnelles et en inventant de nouvelles pour obtenir des effets spectaculaires. Les techniques shôsen et musen furent développées par Namikawa Sôsuke, nommé artisan de la cour impériale en 1896. Il fallait faire en sorte que les différentes teintes d’émail ne se mélangent pas lorsque les cloisons étaient réduites au minimum (shôsen), voire absentes (musen). Dans la technique shôsen, les cloisons n’étaient que des rehauts délicats, ou destinées à mettre l’accent sur des détails minimes, tandis que dans le musen elles étaient complètement retirées lors de la cuisson de la pièce, de façon à obtenir un résultat lisse et pictural. Dans cette œuvre musen de Sôsuke (fig. 3), les émaux décrivant un prunier en fleur, la lune et les nuages témoignent de la capacité de son atelier à créer des œuvres d’une grande maîtrise, évoquant les peintures traditionnelles à l’encre.

Fig. 3 — Namikawa Sôsuke (1847-1910). Plat à décor inspiré du peintre Ogata Kôrin Émaux cloisonnés musen, shakudô. Tokyo, Japon, vers 1900. 30,8 × 26 cm. Londres, collection Khalili, inv. E37.

 

La technique du moriage aurait été développée par deux émailleurs éminents, Kawade Shibatarô et Hattori Tadasaburô. Le terme moriage peut se traduire par « empilement » ou « accumulation » ; dans cette technique, très difficile à maîtriser, des couches d’émail successives sont appliquées, de sorte que le décor final apporte un effet tridimensionnel à une surface plane. Dans ce vase de Shibatarô, le moriage a été utilisé avec beaucoup de bonheur et d’originalité pour conférer une incroyable vitalité aux branches de prunier. Le choix audacieux des couleurs apporte de la profondeur et produit une impression puissante (fig. 4).

Fig. 4— Kawade Shibatarô (1856-1921). Vase bleu à décor de fleurs de pruniers Émaux cloisonnés moriage, argent. Nagoya, Japon, vers 1905. H : 40,2 cm. Londres, collection Khalili, inv. E28.

Les innovations techniques et esthétiques des artisans japonais exercèrent une influence considérable sur les artistes occidentaux. Vers la fin du XIXe siècle, certains artistes postimpressionnistes adoptèrent d’ailleurs un style appelé cloisonnisme, le terme faisant directement référence à la technique du cloisonné. Le cloisonnisme se caractérise par des couleurs en aplats délimitées par un contour marqué, comme dans la technique de l’émail. Il fut pratiqué par des artistes aussi renommés qu’Émile Bernard, Paul Gauguin et, bien sûr, Van Gogh. Tous partageaient le profond désir d’élargir le champ de la peinture, et l’influence des artistes japonais les conduisit à prendre plus de risques créatifs dans leurs œuvres.
Beaucoup d’œuvres de la collection sont d’excellents exemples du type d’objets qui inspirait les collectionneurs et les artistes du XIXe siècle. De nombreux exemples peuvent expliquer l’approche épurée et contemplative de la couleur et du motif que l’on retrouve dans leurs tableaux. Il ne s’agissait pas simplement de représenter des objets japonais dans les peintures : l’esthétique japonaise imprégnait le subconscient des artistes jusqu’à transparaître dans leurs créations. Cette esthétique a une histoire longue et complexe, et recouvre différentes pratiques culturelles, de l’art floral au théâtre en passant par l’art culinaire, la cérémonie du thé, la peinture et la calligraphie. Elle est indissociable des notions japonaises de beauté, de goût et d’harmonie – en somme, d’une philosophie ancrée dans le quotidien.
Il faut noter, d’ailleurs, qu’il n’existe pas un style japonais unique, et que l’art japonais peut être aussi varié et complexe que l’art européen. Une chose dont nous pouvons être certains, c’est que les artistes et les artisans japonais avaient bien compris ce qui attirait les Occidentaux dans leur art, et qu’ils surent adapter les styles et les sujets en conséquence.

Van Gogh observait : « Si nous étudions l’art japonais, nous voyons que l’homme y est incontestablement sage, philosophe et intelligent. À quoi passe-t-il son temps ? À déterminer la distance entre la terre et la lune ? Non ! […] Il étudie un seul brin d’herbe. Mais ce brin d’herbe le porte à dessiner toutes les plantes, ensuite les saisons, les grands aspects des paysages, enfin les animaux, puis la figure humaine. Il passe ainsi sa vie et la vie est trop courte à faire le tout. »
L’art du laque est un bon exemple de la patience et de la réflexion requises pour préparer et créer des œuvres d’art. Il nécessite de nombreuses heures d’un travail minutieux, millimètre par millimètre, en portant une grande attention aux délais, à la température, ainsi qu’à la recherche de matériaux spécifiques, appliqués selon des règles précises. Un maître du laque devait être observateur, calme (la maîtrise du temps prime), et connaître parfaitement les matériaux naturels utilisés dans son art.
Une autre forme d’art délicate et sophistiquée, nécessitant du temps, et sans doute l’une des plus belles, est la production textile. Notre collection compte des centaines de tentures murales, de rouleaux brodés, de panneaux décoratifs et de bannières, ainsi qu’une collection renommée et indépendante de kimonos. L’exposition présente certaines de nos pièces textiles pour la première fois, et l’opportunité de montrer ces chefs-d’œuvre me remplit de joie. La production textile sous l’ère Meiji était un domaine artistique prospère et éclatant, qui a donné naissance à des chefs-d’œuvre magistraux.

Fig. 5 — Takashimaya (attr.). Vue du mont Fuji Velours découpé, teinture yûzen. Japon, vers 1900. 168 × 132 cm. Londres, collection Khalili, inv. MISC107.

Dans ce panneau (fig. 5), de très fins fils de soie ont été tissés pour créer un arrière-plan scintillant, des nuages, des arbres et de l’eau, tandis que le velours a été découpé au scalpel de façon extrêmement élaborée pour produire une superbe image du mont Fuji. C’est une technique que j’ai découverte récemment, et une fois de plus j’ai été époustouflé par l’ingéniosité des artisans japonais. Les scènes de ce type, à la fois puissantes et délicates, exécutées en tissu, ont naturellement suscité de fortes réactions en Europe, auprès des artistes comme du public. On pourrait en dire autant d’un autre chef-d’œuvre de la collection, qui représente une cascade si pleine de vie et de mouvement qu’il est impossible d’imaginer qu’elle a été créée à l’aide de simples fils (fig. 6).

Fig. 6 — Nishimura Sôzaemon (1855-1835). Cascade Soie brodée. Japon, vers 1900. 88 × 73 cm. Londres, collection Khalili, inv. MISC92.

Le goût de l’Occident pour l’art et l’esthétique japonais ne s’est pas limité à la collecte d’objets d’art : il a également eu une incidence directe sur la mode. Le kimono était porté par des artistes comme Whistler, Tissot, Monet, Derain, Breitner et Rossetti, qui représentent souvent dans leurs œuvres des femmes occidentales vêtues d’un kimono. Ce vêtement a subi un déplacement géographique et culturel qui le rend propre à évoquer, dans ces peintures, l’étrangeté et l’exotisme du Japon. D’ailleurs, au XIXe siècle, tandis que l’Occident s’intéressait à l’exotisme du kimono, la tendance était opposée au Japon où le vêtement occidental adopté par l’élite sociale symbolisait l’élan vers la modernité.

Le kimono n’était pas seulement un élément de la vision essentiellement masculine du Japon. Il était aussi libérateur pour les femmes, d’une certaine manière, puisque la forme de ce vêtement autorisait des mouvements qu’interdisait l’usage du corset. Son influence est ainsi manifeste sur la mode occidentale au tournant du XXe siècle. Naturellement, la perception du kimono en Occident dérive aussi d’une fascination pour le théâtre et les courtisanes japonaises, sujets d’une grande partie des estampes accessibles au public occidental (fig. 7, 8).

Fig. 7 — Kimono pour jeune femme à motifs de moineaux et de bambous Soie, satin, broderies de fils métalliques et de soie. Japon, vers 1840-1870. 163,5 × 122,5 cm. Londres, collection Khalili, inv. KX155.

Fig. 8 — Kimono de dessous pour homme à motif de voyageurs Soie, teinture yûzen. Japon, vers 1880-1910. 126 × 130 cm. Londres, collection Khalili, inv. KX207.

Pendant près de cinquante ans, je n’ai pas ménagé mes efforts pour promouvoir et présenter les maîtres artisans de l’ère Meiji au reste du monde. Mes efforts ont enfin été reconnus au Japon lorsque, fin 2011, la chaîne de télévision nationale japonaise (NHK) a réalisé un documentaire de trois heures intitulé The Secret of the World’s Finest Art: Hidden Masterpieces of Meiji Crafts from the Khalili Collections. L’audience locale de ce programme a été immense, au point de générer un véritable regain d’intérêt pour les arts de l’ère Meiji au Japon. Les arts de cette époque ont été réévalués, et les expositions proposées par les musées ont attiré un très grand nombre de visiteurs.

Historiquement, et c’est toujours nettement le cas aujourd’hui, c’est en Occident que l’on trouve les plus belles collections des arts du Japon de l’ère Meiji, et c’est aussi là qu’est née la reconnaissance du savoir-faire et des compétences des artisans. La collecte, l’exposition et la publication de ces superbes collections ont permis aux spécialistes, aux conservateurs de musées, aux collectionneurs et au grand public, en Occident comme au Japon, de réévaluer les arts de l’ère Meiji. Avoir permis la reconnaissance de cet art magnifique – depuis une époque où il ne suscitait pratiquement aucun intérêt – est l’une de mes plus grandes fiertés ; rester en première ligne de cette redécouverte me tient beaucoup à cœur.

Avant de conclure ce fascinant voyage, il convient de rappeler combien il est important que cette exposition ait lieu à Paris, où l’art de Meiji a été présenté pour la première fois au monde. J’espère qu’elle permettra d’appréhender les liens vitaux qui unissent les arts de la France et du Japon. Je suis certain qu’en découvrant le savoir-faire des artisans de Meiji – déjà présenté à Paris il y a tant d’années –, le public sera en mesure d’apprécier ce qui dans leur travail a pu susciter un tel bouleversement en Europe. Peut-être nous sera-t-il donné de revivre l’expérience de Van Gogh lorsqu’il a posé les yeux sur les chefs-d’œuvre japonais qui l’ont inspiré, et de remettre nous aussi en question notre idée de la perfection : « Au bout de quelque temps la vue change, on voit avec un œil plus japonais, on sent autrement la couleur. »

Professeur Nasser D. Khalili, PhD KSS KCSS
Fondateur des collections Khalili
Ambassadeur de bonne volonté de l’Unesco

www.khalilicollections.org