Le 28 juin, en présence de l’auteur, du jury, des membres du comité de sélection interne du musée et de nombreux invités, Delhi Capitale de Rana Dasgupta a été désigné premier lauréat du Prix Emile Guimet de littérature asiatique.

Delhi Capitale de Rana Dasgupta, traduit de l’anglais par Bernard Turle et publié aux éditions Buchet Chastel, a été désigné le 28 juin, sous la présidence de Jean-Claude Carrière, premier lauréat du Prix Émile Guimet de littérature asiatique. Le musée poursuit ainsi sa volonté de mettre en valeur la culture asiatique sous toutes ses formes artistiques et s’inscrit dans la droite ligne de l’engagement du fondateur du MNAAG en faveur de la littérature.

 

Pour le président du jury, Delhi Capitale offre des clefs de découverte et de redécouvertes insoupçonnées : « Une ville qu’on croit connaître, dans un pays qu’on croit aimer, et il suffit d’un livre, jouant avec la réalité et ce que nous appelons des « histoires » (vraies, en l’occurrence), pour que le connu se révèle inconnu, et que cette ville s’ouvre comme une fleur rare, que jusque-là nous ne savions ni sentir, ni voir. »

Delhi Capitale, présentation de l’éditeur :

« Delhi Capitale est un récit puissant et lyrique qui embrasse à la fois les origines et les implications de l’explosion urbanistique et démographique de Delhi. De capitale à capitalisme il n’y a qu’un pas, et c’est cette métaphore que file avec érudition et talent Rana Dasgupta : il dresse ici un portrait saisissant de la mégapole, et de l’arrogante classe aisée qui la domine aujourd’hui. Mais Dasgupta s’aventure aussi au-delà de ce portrait socio-économique et c’est en écrivain qu’il interroge la violence – réelle, symbolique – au cœur du processus de croissance gigante sque et imparable qui travaille sans relâche la capitale indienne. À la fois balade littéraire et réflexion philosophique, Delhi Capitale se démarque très nettement des récits de voyage comme des pamphlets militants pour développer une complexité de réflexion aussi vertigineuse que les espaces urbains évoqués. »

Rana Dasgupta / © AFP – John MacDougall

Discours de Rana Dasgupta lors de la remise du Prix au musée :

C’est particulièrement émouvant pour moi que de voir ce livre traitant de la capitale indienne se voir reconnu au cœur de la française. Delhi Capitale était un essai personnel de représenter les changements considérables ayant eu lieu à Delhi depuis l’ouverture de l’économie indienne en 1991 au reste du monde. Certains de ces changements étaient clairement visibles, et ont lacéré la ville de part en part avant qu’elle ne soit reconstruite. Des fortunes de plusieurs milliards de dollars ont été amassées, pendant que des centaines de milliers de pauvres étaient chassés de la capitale et ce alors que des centres commerciaux de luxe et des palaces étaient érigés sur leurs anciennes habitations. Toutefois, les changements se sont aussi effectués à l’intérieur, dans le cœur des 20 millions d’habitants de Delhi. Qu’il s’agisse des relations humaines ou de leurs pensées profondes.

C’est cela que j’essaye de montrer dans mon livre.

En tâchant de mener cela à bien, et c’est la raison pour laquelle je suis particulièrement ému d’être là aujourd’hui, cela rappelait d’une certaine manière les écrivains français du XIXème siècle qui tentaient de porter sur Paris un œil similaire. Je me suis inspiré De Balzac et Zola mais aussi de Baudelaire car ce sont les premiers écrivains à m’avoir ouvert les yeux sur la manière d’écrire à propos de choses qui se veulent avant tout économiques.

Comment l’incroyable diversité de niveaux de vie entre deux personnes de nos sociétés modernes pouvait être représentée à travers la simple observation d’une rue ou d’un mariage. C’est ainsi que je regarde mon livre Delhi Capitale, sans doute de manière un peu biaisée mais je me plais à penser que c’est une continuation de leur projet.

Un projet qui se raccrochait à l’étude de la modernité, soit les débuts du capitalisme en Europe puis son élargissement à la planète entière, détruisant et transformant tout sur son passage. C’est là quelque chose que de tenter de comprendre comment l’être humain dans toute sa fragilité peut mettre à profit sa créativité immense pour se protéger de cette terrible force en restant moralement et esthétiquement vivant à son contact.

Ce projet de compréhension de la modernité a débuté au XVIIIème siècle, et aujourd’hui il reste la tâche la plus importante de nos sociétés et ce même si ses centres changent : de Paris et Londres et Berlin à New York et Chicago, San Francisco et Los Angeles, de Shanghai et Dubaï à Singapour.

Mais ce projet en lui-même a été altéré par la propagation rapide de la modernité autour du globe. Qui a transformé ses présupposés initiaux et l’ont changé. Certaines idées que l’on se faisait de la modernité sont visibles dans ce magnifique bâtiment où nous nous trouvons, dont la personne à qui nous devons d’être là a partagé auprès de générations d’européens l’idée de l’Orient en un musée.

A l’époque, Paris et les autres villes européennes empêtrées dans d’interminables conflits destructeurs trouvaient des méthodes pour se rassurer dans les supposés intemporels et immuables mondes asiatiques, africains et proche-orientaux. L’Occident décidait unilatéralement que le Temps s’écrivait chez lui. Et qu’ailleurs il était trébuchant, amorphe ou immobile. L’Occident se considérait au-devant du reste du monde. Ce qui arrive aujourd’hui à l’occident se produira ailleurs demain, ou le lendemain ou dans un siècle.

Mais ce n’est désormais plus le cas. Le Temps se disperse et émerge de plusieurs lieux au même moment. En plusieurs domaines, l’Occident devient le symbole d’un monde passé alors que l’Asie et l’Afrique sont ceux du monde futur. Plus formidables et plus effrayants à la fois que ne l’était l’Occident. C’est dans cet esprit que j’ai écrit mon livre, pour décrire le nouveau capitalisme de Delhi, un capitalisme loin d’être primitif. Ce n’est pas le capitalisme d’une ville qui n’a pas eu le temps d’être moderne, c’est le capitalisme du futur. C’est le capitalisme ultramoderne qui, à moins que nous ne fassions de considérables efforts deviendra le capitalisme du reste de la planète. Ce capitalisme est mûr d’un nouveau genre de violence. Ces dix dernières années, Delhi a été le théâtre d’horribles violences commises contre les femmes. Mais aussi contre les minorités ethniques et raciales, dont font partie les musulmans. Rien que cette semaine (28 juin 2017, ndlr), un jeune musulman de 16 ans a été lynché parce qu’il se disputait pour un siège de train avec un hindou. Cette violence grossit, elle ne recule pas et c’est la là principale menace sur la sécurité des personnes en Inde aujourd’hui, et sans doute dans le monde. Je me permets donc de finir sur un passage de mon livre mettant en scène la grande crainte des hindous d’aujourd’hui quand ils sont en présence de musulmans.

Propos recueillis et traduits par le musée

Extrait de Delhi Capitale (chapitre 10) choisi par l’auteur, lu par le comédien Loïc Mobihan à l’occasion de la remise du prix :

« Un soir, je vais à un concert de qawwali dans les jardins de l’India international centre, une institution culturelle bien connue du centre-ville. Un groupe de musiciens du Pakistan s’y produit. Ils s’installent à la tombée du jour. Dans le ciel, des volées de perruches chahuteuses, qui recouvrent leur sens perdu de l’orientation quand le soleil touche l’horizon, rentrent au bercail en formations rectilignes. Les premières chauves-souris tremblotent dans les branchages. Comme c’est un jour ouvrable, le public est venu directement du travail. Des bureaucrates hindous en costume-cravate piétinent, l’air pincé, entre les rangées de sièges en plastique, nerveux, et pas encore ouverts à la musique. Les musiciens ne se soucient guère de la nervosité du public. Leur musique se hisse immédiatement à un niveau extraordinaire d’extase et de désir, les voix s’envolent l’une après l’autre vers le ciel béant, les percussions emplissent de danse le jardin statique, poings levés palpitants, s’ouvrant et se refermant en rythme. Le principal qawwal, un homme corpulent, aux bonnes bajoues, possède un magnétisme qui paraît plus qu’humain : ses doigts aériens fusent, dessinent des sons dans l’espace, et sa voix regorge de tous les désirs, spirituels et charnels. Il porte une kurta d’un blanc lumineux, au col brodé, et une étole qu’il repousse constamment en arrière, comme une tignasse de cheveux d’or. Pendant environ les quarante premières minutes, il se passe quelque chose d’étonnant dans le public. Les hommes se laissent aller à de petits tressaillements de plaisir – d’abord ils sont gênés, ils jettent des coups d’œil furtifs autour d’eux après chacune de leurs gesticulations, craignant d’être réprimandés. Mais cette humeur se répand et bientôt toute l’assistance est affectée : les verrous sautent et les spectateurs se lèvent de leurs sièges, de joie, ils applaudissent sans retenue, se balancent et crient. Quelque chose les a pénétrés : leurs corps décrivent des mouvements inhabituels et ils gémissent avec des mots venus d’ailleurs. Ils approchent de la scène pour y déposer des billets ! Les femmes hindoues se couvrent la tête et s’inclinent devant les étrangers, Salaam ! L’islam sourd de ces êtres qui, la nuit, ont des insomnies, transis de peur, craignant que leur fille ne puisse épouser un musulman. Ces gens qui n’étaient même pas encore nés du temps où ces gestes étaient de rigueur, ne les connaissent pas moins, instinctivement. Regardez les hommes : ces hommes dénués d’imagination, qui aiment les règles, qui jeûnent le mardi et croient être vertueux parce qu’ils se privent de plaisirs, ces hommes suspicieux, dont les angoisses brahmaniques les empêchent de manger à l’extérieur, de se mêler à des inconnus, voire de marcher dans la rue, ces hommes obéissants qui travaillent dur, mais n’ont pas appris la belle langue… regardez-les, ces hommes à qui on a tant appris à refouler leur part de féminité qu’ils ne peuvent s’empêcher de piétiner filles et femmes à l’extérieur. Voyez combien ils désirent ce soufi sur la scène, le beau musulman pleureur et mélodieux, aux passions débordantes, l’homme de poésie et d’éloquence, l’homme qui incarne le désir universel, l’homme qui n’a pas sacrifié ses sentiments, qui n’a jamais appris qu’extase et chant étaient efféminés. Voyez combien ils l’ingèrent et tentent de s’emplir de lui. La façon dont ses gestes infectent les leurs, dont sa passion illumine leurs visages. Voyez comment ce musulman est capable d’enflammer le cœur de ces hindous et de les libérer. Voyez comment il est capable de leur restituer tout ce qu’ils ne sont plus. »