« Tigre », « Tombeur de ministères », « Père la victoire », l’homme d’État Clemenceau (1841-1929) vouait aussi une passion, peu connue, à l’Asie.

Du journaliste et de l’homme d’État anticlérical, républicain, farouchement dreyfusard, classé un temps très à gauche, ministre de l’Intérieur (des « brigades du Tigre » mais aussi casseur de grèves), chef de gouvernement, vainqueur de 1918, on connaît peu la passion pour l’Asie, pourtant entretenue tout au long de sa vie.

Comment lire cet attrait ?

En écoutant son discours fondateur et parfaitement dissonant avec celui de l’époque, le 28 juillet 1885, s’opposant aux thèses racialistes de Jules Ferry à la Chambre des députés : « Race inférieure les Hindous ! Avec cette grande civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps ! Avec cette grande religion bouddhiste qui a quitté l’Inde pour la Chine, avec cette grande efflorescence d’art dont nous voyons encore aujourd’hui les magnifiques vestiges ! Race inférieure, les Chinois ! Avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui paraît avoir été poussée tout d’abord jusqu’à ses extrêmes limites ! Inférieur Confucius ! ». Anticolonial il l’est aussi, dirait-on aujourd’hui, par anticapitalisme : contre la captation des ressources par quelques-uns. Ministre et président du conseil, il finira cependant par prendre acte du fait colonial, tout en ayant une vraie politique asiatique.

Une défense de l’Asie, certes, mais aussi une philosophie. « Que voulez-vous, je suis bouddhiste ! » répond le « bonze Clemenceau » à des journalistes à la sortie d’une cérémonie bouddhique japonaise organisée au musée Guimet le 21 février 1891. Étrange révélation pour un athée notoire, mais attiré par la prédication de paix, et la compassion bouddhique pour chaque être vivant, qui se retrouve d’ailleurs dans son goût artistique pour les animaux fantastiques.

Une esthétique, ensuite : grand amateur d’art asiatique, d’estampes japonaises – il s’inscrit pleinement dans le japonisme de l’époque, de bouddhas du Gandhara, de laques, masques et céramiques. Il fut contraint pour des raisons financières à la suite du scandale de Panama de vendre son importante collection en 1893. En 1894, il intervient pour faciliter le legs de la collection d’objets d’art chinois et japonais de Clémence d’Ennery, qui aboutit au musée de l’avenue Foch.

Une expérience, enfin, lorsqu’en 1920, retiré de toute vie politique, il entreprend, comme Émile Guimet, comme Cernuschi, le voyage d’Asie, traversant toute l’Inde, Ceylan, l’Indonésie, Singapour, la Malaisie, la Birmanie : un voyage d’approfondissement qui nourrira la réflexion de son testament intellectuel Au soir de la pensée.