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Industriel, voyageur écrivain, collectionneur, compositeur, spécialiste des religions d’Asie, comment devient-on Emile Guimet ?

« Ma vie, qui semble un peu éparpillée, a, je crois, une grande unité. Mon existence n’a eu qu’un but : aimer et servir les prolétaires » dira en 1910 un Émile Guimet (1836-1918) au sommet de sa carrière.

Une vie éparpillée ? À tout le moins une variété, un anticonformisme que notre époque sans doute ne permettrait plus. Émile Guimet est un homme bien né, fils d’une mère artiste peintre et d’un père industriel inventeur du « bleu outremer » artificiel et fondateur de ce qui deviendra Péchiney, et à qui il succèdera.

Parallèlement à cette industrie, il entreprend des voyages : en Espagne d’abord, puis en Égypte alors qu’il a trente ans, en Algérie et en Tunisie, et surtout un tour du monde en 1876-1877 (le canal de Suez est percé depuis sept ans, Jules Verne a publié le Tour du monde en quatre-vingts jours quatre ans plus tôt), qui le mène de l’Amérique au Japon, à la Chine, l’Indochine, Ceylan, l’Inde… Le motif ? L’étude des religions d’Asie, alors même que le Japon entre en période de trouble entre bouddhisme et shintoïsme.

Félix Régamey (1844-1907), Émile Guimet avec le grand prêtre du temple de Nikko et l’interprète Kondo, 1877-1878, huile sur toile, EG2531

Il est donc voyageur et, tant il acquiert d’objets au cours de ses voyages, collectionneur. Pour les exposer, il fonde en 1879 un musée à Lyon. C’est un échec. Le musée est transféré à Paris où l’accueil est très favorable.

Émile Guimet écrit de la musique, parfois en écho à ses voyages. Il s’inscrit dans la ligne musicale française comme ses contemporains Gounod, Massenet, Berlioz, Bizet, tous inspirés par la religion et par l’ailleurs. Il compose un opéra Taï-Tsoung, qui reçoit un bon accueil en 1894.

« Aimer et servir » le peuple ? Sans conteste, c’est un de ses moteurs. Patron social, il crée pour ses ouvriers des mutuelles, des écoles, des fonds de retraite. Proche, il mène lui-même les fanfares et dirige les chœurs qu’il a créés au sein de ses usines. Pédagogue, il l’est jusque dans ses choix muséographiques : il refuse l’exotisme promu par son époque ; les œuvres doivent être expliquées, éclairées. Philanthrope, il donnera ses œuvres et son musée à l’État. Humaniste, lors de ses voyages, il ne détourne pas les yeux de la misère qu’il constate notamment en Chine.

Autre moteur peut-être, le vide familial. Plusieurs de ses voyages importants sont initiés après des pertes : en 1867-1868 celle de sa sœur ainée puis de son épouse juste après leur mariage ; celle de sa mère en 1876. Après dix ans de célibat, il épouse sa belle-sœur. Ils vivront le plus souvent éloignés l’un de l’autre, même s’ils se retrouvent dans la propriété de Demigny.

Enfin, il est mû par le goût de l’enquête et son esprit scientifique : au-delà d’une collection d’objets, il a souhaité faire de son musée une « usine à idées ». Plus qu’un riche industriel philanthrope, il a cherché à allier l’esthétique et la rigueur scientifique qui l’a progressivement gagnée au cours de sa vie.


Emile Guimet

Industrialist, traveller, writer, collector, composer, specialist in Asian religions, how does one become Emile Guimet?

« My life, which seems a little scattered, has, I believe, a great unity. My existence had only one goal: to love and serve the proletarians », said in 1910 an Emile Guimet (1836-1918) at the peak of his career.

A scattered life? At the very least a variety, an anti-conformism that our time would probably no longer allow. Emile Guimet was a well-born man, the son of a mother who was a painter and an industrial father who invented the artificial « ultramarine blue » and founded what would become Péchiney, and to whom he would succeed.

Parallel to this industry, he undertook journeys: first to Spain, then to Egypt when he was thirty, to Algeria and Tunisia, and above all a round-the-world tour in 1876-77 (the Suez Canal had been pierced seven years earlier, Jules Verne had published Around the World in Eighty Days four years earlier), which took him from America to Japan, China, Indochina, Ceylon, India… The motive? the study of Asian religions, at a time when Japan was entering a period of turmoil between Buddhism and Shintoism.

He is therefore a traveller and, as he acquires so many objects during his travels, a collector. To exhibit them, he founded a museum in Lyon in 1879. It was a failure. The museum was transferred to Paris where it was very well received.

Emile Guimet writes music, sometimes echoing his travels. He followed the French musical line like his contemporaries Gounod, Massenet, Berlioz, Bizet, all inspired by religion and elsewhere. He composed an opera Taï-Tsoung, which was well received in 1894.

« Love and serve » the people? Without a doubt, it is one of his driving forces. A social patron, he created mutual insurance companies, schools and retirement funds for his workers. Close to them, he himself leads the brass bands and conducts the choirs he created in his factories. He is an educator, even in his choice of museums: he refuses the exoticism promoted by his time; his works must be explained and enlightened. As a philanthropist, he gave his works and his museum to the State. As a humanist, during his travels, he did not avert his eyes from the misery he saw, particularly in China.

Another driving force perhaps, the family void. Several of his important journeys were initiated after losses: in 1867-68 that of his elder sister, then that of his wife just after their marriage; that of his mother in 1876. After ten years of celibacy, he married his sister-in-law. They lived apart most of the time, even though they met occasionnally on Demigny’s property.

Finally, he was driven by a taste for investigation and his scientific spirit: beyond a collection of objects, he wanted to turn his museum into a « factory of ideas ». More than a wealthy industrialist and philanthropist, he sought to combine aesthetics and scientific rigour, which he gradually acquired over the course of his life.