Une des scènes les plus emblématiques de la vie du Bouddha Shakyamuni est sans doute celle précédant son Éveil, où le dieu suprême du monde des désirs, Mara, tente de le dissuader puis de le vaincre. Cette scène, représentée anciennement au Gandhara et en Asie centrale, est devenue une icône de l’art bouddhique en milieu theravadin, puisque sa représentation y figure invariablement sur le mur faisant face à l’image principale des sanctuaires.

Shakyamuni, vêtu d’un kashaya d’or et coiffé d’une sorte de calotte dorée, est assis sur un trône à gradins à facettes multicolores, le « trône de diamant » vajrasana, sous un arbre formant dais. Il exécute le geste canonique de « la prise de la Terre à témoin » par lequel il invoque la déesse Terre, dédoublée ici au pied du trône, comme dans l’art indien à partir des Gupta et dans le témoignage de Xuanzang, en une figure féminine orante et un porteur d’offrandes (Aparajita, destructeur d’illusions ?) afin qu’elle témoigne, face à Mara, de la multitude des bienfaits de Shakyamuni dans ses existences antérieures.

Mara apparaît figuré deux fois sur un char tiré par un éléphant blanc, Girimekhala, bandant son triple arc ou dégainant son épée et deux fois debout, brandissant un chakra ou une épée et retenu par des figures masculines à gauche et féminines à droite, qui seraient ses enfants. Quatre figures féminines debout pourraient être ses filles (les textes en désignent trois) dans leur vaine tentative de séduire le Bodhisattva. Les démons de l’armée de Mara, ainsi que ses soldats chutant de leur char sont figurés vaincus, tête en bas, dans le quart inférieur gauche.

Les assauts de Mara ; scènes de la méditation d’Éveil du Bouddha Shakyamuni, Chine, Dunhuang, grottes Mogao ; époque des Cinq Dynasties, première moitié du 10e siècle, peinture, encre, or et couleurs sur soie, H. 144,4 ; L. 113 cm, mission Paul Pelliot (1906-1909), MG 17655

Plusieurs divinités à l’aspect parfois farouche ou hybride, mi-humain, mi-animal, à multiples bras et chevauchant des montures animales ou fantastiques, se singularisent au sein de l’armée de démons, relevant de l’ésotérisme ou de religions exogènes au bouddhisme assimilées comme protectrices : ainsi, au-dessus du Bienheureux, un dieu terrible sur un fond de flammes, bleu à trois têtes et huit bras, pourrait être le roi de science (vidyaraja) Atavaka. Symétriquement au-dessous, dans une niche blanche, une divinité à quatre bras tenant deux épées croisées et deux figures humaines par les cheveux, pourrait être Mahakala.

Parmi les divinités nimbées surplombant Shakyamuni à sa droite et à sa gauche, quatre guerriers en armure à écailles (seuls deux sont nimbés), tenant chacun une arme, sont identifiables aux lokapala, ces rois-gardiens du bouddhisme dans les quatre directions de l’espace. D’autres se retrouvent sur quelques peintures de Dunhuang, mais aussi du site ouïgour de Bezeklik dans l’oasis de Kutcha : ainsi, à la gauche de Shakyamuni, Indra avec le foudre (peut-être sous son aspect sogdien d’Ormazd) et Shiva Maheshvara au teint sombre, à trois têtes et quatre bras, monté sur le taureau Nandin et bandant son arc, tandis qu’à sa droite Kumara, archer de type indien à quatre bras et six têtes, chevauche un paon et Vishnu, sombre à trois têtes (dont une de sanglier) monte un aigle doré (Garuda) et souffle dans une conque. Un personnage barbu, botté et coiffé d’une étoffe blanche, tenant une épée, évoquerait peut-être Mani ou Rostam, le héros perse identifié à Khotan au dieu de la soie. Il rappelle en outre des figures de manuscrits manichéens de Khocho, alors que la richesse chromatique et le souci du détail quasi miniaturiste de cette peinture suggèrent un lien avec la tradition des manuscrits enluminés de ce site.

D’autres divinités, moins aisées à identifier, relèveraient également de religions indigènes assimilées, tels le dieu en vol, barbu et couronné, tenant un plateau de feu évoquant un dieu du zoroastrisme, ou le personnage en simple pagne, barbu et chauve, tenant une corne d’abondance et une grappe de raisin, évoquant Silène, le précepteur de Dionysos. Une divinité à tête de sanglier (?) montée sur une mule, brandissant une épée, un lotus, le soleil et la lune, pourrait être le vinayaka Chamunda ; derrière, une divinité montant un félin et tenant une épée et une roue pourrait être Ucchusma.

Dans les bandes latérales, des images du Bouddha représenteraient certaines des scènes éminentes de sa vie ou bien des miracles qu’il a accomplis, métaphores de ses pouvoirs surnaturels évoquées par les fils de Mara favorables au Bodhisattva et les divinités de l’arbre d’Éveil : on reconnaît parmi ceux-ci, en bas à gauche, la méditation du Bodhisattva sous l’arbre de l’Éveil timbré des six images des Bouddha du passé, les miracles jumeaux de l’eau et du feu à Shravasti, l’apparition miraculeuse dans le ciel, la saisie de la lune et du soleil, la marche à la surface de l’eau (sur le lac Anavatapta ?), le franchissement de montagnes, jusqu’à, en haut à droite, le parinirvana.

Dans la bande inférieure, plutôt que les habituels donateurs, se trouvent les sept trésors d’un souverain chakravartin de la cosmogonie indienne, entre lesquels s’insèrent des inscriptions en ouïgour non encore élucidées : on reconnaît la roue, représentée à plat comme sur d’autres peintures de Dunhuang, encadrée de l’épouse (en Chine, la fille de jade) et du ministre, figurés comme deux donateurs orants, de l’éléphant blanc, du cheval blanc, du coffre symbolisant le trésorier et du joyau exauçant les désirs.

Cette peinture d’une exceptionnelle richesse pourrait ainsi figurer Shakyamuni vainqueur de Mara, mais aussi maître de l’Univers, paré d’or et muni des sept trésors. En revendiquant l’universalisme du bouddhisme, elle évoque en quelques figures le cosmopolitisme des cultures du monde alors connu dans cette oasis aux confins de l’Asie centrale.